Un article du Dictionnaire Ferdinand Buisson 1887
Etymologiquement, le mot intuition signifie vue, non pas une vue sommaire et superficielle, mais la vue qui saisit en face et pleinement un objet, la vue immédiate, sûre, facile, distincte, et s'exerçant pour ainsi dire d'un seul coup d'oeil. — Nous allons essayer d'abord de fixer le sens et la portée de ce mot en philosophie, puis d'en indiquer les applications à la pédagogie,
1. DE L'INTUITION EN PHILOSOPHIE. — Emprunté à la langue des théologiens, où il désignait une forme exceptionnelle de la connaissance de Dieu par contemplation et en quelque sorte par vision soudaine, ce mot, comme beaucoup d'autres, a passé dans la langue philosophique avec un sens plus général, mais d'abord assez mal déterminé.
Il se trouve dans Descartes, quoique rarement et avec une signification encore presque théologique : « La connaissance intuitive, dit-il dans une de ses lettres, est une illustration de l'esprit par laquelle il voit, en la lumière de Dieu, les choses qu'il lui plaît de lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n'est pas considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la divinité ». Depuis Locke, l'usage du mot devient plus fréquent, et sa signification est celle d'une connaissance spontanée, produit de l'évidence immédiate. Le mot, qui est, du reste, de formation très correcte, entre dans la bonne langue philosophique du dix-septième et du dix-huitième siècle, comme le prouvent ces deux exemples cités par Littré :
« Tout homme est intuitivement convaincu de la vérité de cette proposition :deux est plus qu'un » (Boulainvilliers). « Locke appelle avec quelque raison connaissance intuitive celle qui se forme du premier et du plus simple regard de l'esprit » (Le Père Buffier).
Mais, alors même qu'il est admis et compris, ce terme relativement nouveau garde longtemps la valeur d'une comparaison plutôt que d'une définition : l'intuition est, dans l'ordre des actes de l'esprit, analogue à ce qu'est la vue dans le domaine des sens, une aperception de la réalité aussi facile à l'esprit que l'est pour l'oeil la vue des formes sensibles.
Grâce à cette signification un peu vague et métaphorique, le terme d'intuition a pu être employé par les divers systèmes philosophiques avec des acceptions techniques assez différentes. Cependant il est à remarquer qu'il a tenu assez peu de place jusqu'à nos jours dans la langue psychologique. La raison en est peut-être que le phénomène qu'il désigne est si simple, si élémentaire, si primitif : il a été communément accepté par les diverses doctrines, mais elles l'ont laissé pour ainsi dire dans l'ombre comme un point de départ de peu d'intérêt pour la discussion philosophique.
C'est seulement avec Cousin que ce terme prend une véritable importance dans la langue de la philosophie officielle, en même temps qu'il reçoit un sens plus fixe et plus précis (Voir les leçons de Cousin à la Sorbonne en 1817). Et c'est ce sens qui a prévalu. On entend en général par intuition un acte de l'intelligence humaine, le plus naturel, le plus spontané de tous, celui par lequel l'esprit saisit une réalité, constate un phénomène, voit en quelque sorte d'un coup d'oeil une chose qui existe en lui ou hors de lui. Il l'aperçoit, non parce qu'il s'y applique, mais parce qu'il ne peut pas ne pas l'apercevoir ; cette vue ne lui coûte ni effort ni réflexion, elle n'entraîne aucune hésitation, elle ne prend pour ainsi dire aucun temps appréciable, tant elle se fait aisément et naturellement.
Le cas où l'intuition est le plus facile à constater, où elle nous est pour ainsi dire le plus familière, c'est le phénomène même de la perception sensible. Voir une couleur, entendre un son, toucher un corps, sentir une odeur, une saveur, en un mot subir par l'un des sens l'impression d'un objet matériel quelconque, tel est le phénomène intuitif par excellence. Aussi quelques philosophes voudraient-ils borner l'intuition à ce seul genre d'application : ils font de l'intuition le synonyme de la perception par les sens. C'est en particulier la signification restreinte qu'avait à la fin du dix-huitième siècle dans la philosophie allemande le mot Anschauung, signification que Kant lui-même a adoptée (tout en la modifiant profondément par la fameuse distinction, que nous n'avons pas à expliquer ici, des intuitions pures et des intuitions empiriques).
Dans la langue courante de la philosophie et, par suite, de la pédagogie allemandes, intuition (Anschauung) se prend généralement dans ce sens exclusif, et l'enseignement intuitif ne signifie guère autre chose, pour la plupart des maîtres, que l'enseignement par les sens et essentiellement l'enseignement par l'aspect.
Mais cette forme sensible de l'intuition est-elle la seule? C'est ce que nous n'admettons pas, d'accord en ce point avec la plupart des maîtres de la pensée moderne. Nous avons déjà vu ce qu'était l'intuition pour Descartes : « Par intuition, dit-il, j'entends non le témoignage variable des sens, ni le jugement trompeur de l'imagination, mais la conception d'un esprit attentif, si distincte et si claire qu'il ne lui reste aucun doute sur ce qu'il comprend » (Règles pour la direction de l'esprit, règle 3, traduction Cousin). Si le mol est rare dans Descartes, l'idée, au contraire, est à la base même de toute sa doctrine. L'intuition directe du vrai, se manifestant par des idées claires et distinctes, est le fait primitif irréfutable et inéluctable devant lequel s'arrête le doute cartésien. La fameuse vérité qui sert de point de départ à la reconstitution de toutes les connaissances : « Je pense, donc je suis », n'est pas un produit du raisonnement, c'est une vérité d'intuition qui apparaît certaine et lumineuse, longtemps avant que le philosophe ait trouvé le moyen de constater la réalité d'aucun phénomène sensible.
Sans aller aussi loin que Descartes, sans contester comme lui le caractère intuitif et par conséquent certain du témoignage des sens, la plupart des philosophes français, même appartenant à d'autres écoles, ont gardé du cartésianisme cette doctrine qu'il y a dans l'homme des notions qui ne tombent sous aucun des cinq sens, mais qui n'en sont pas moins si claires, si distinctes, si éclatantes d'évidence, si promptement et si sûrement acquises par une sorte de premier mouvement de la pensée, qu'on ne peut mieux les nommer que de ce nom de connaissances intuitives, c'est à-dire de vérités aperçues par l'esprit comme la lumière l'est par l'oeil.
J'ai conscience de mon état, de mes désirs, de mes sentiments, de mes volontés, je les vois et je les sens en moi-même, pour ainsi dire, plus clairement et plus directement encore que l'oeil ne voit les couleurs ou que l'oreille n'entend les sons. Enfin je juge que le tout est plus grand que la partie, que tout fait a une cause, et j'énoncerais de même tous les axiomes des mathématiques, sans plus d'hésitation que je n'en éprouve à constater le phénomène sensible le plus ordinaire. Ce sont là autant de formes de l'intuition, autant de connaissances intuitives, on devrait presque dire instinctives.
On pourrait étendre davantage encore cette définition et, sans abuser de l'analogie légitime des termes, considérer une autre sorte d'intuition, qu'on appellerait l'intuition morale : c'est la prise de possession à la fois par l'esprit, par le coeur et par la conscience, de ces axiomes de l’ordre moral, de ces vérités indémontrables et indubitables qui sont comme les principes régulateurs de notre conduite. Il y a une intuition du bien et du beau, comme il y a une intuition du vrai, seulement elle est plus délicate encore, plus irréductible à des procédés démonstratifs, plus résistante à l'analyse, plus fugitive et plus inexplicable, parce qu'elle se complique d'éléments étrangers à l'intelligence proprement dite, parce qu'il s'y mêle des émotions, des sentiments, des influences de l'imagination, des mouvements du coeur.
Pour éviter toute confusion et pour rester dans les limites exactes du sujet, nous ne considérerons ici l'intuition que comme opération intellectuelle ; nous ne traiterons de l'intuition morale que pour autant qu'elle consiste dans la perception de ce qu'on pourrait appeler des vérités premières de la raison et de la conscience.
Ainsi, en résumé, nous reconnaissons comme intuitifs les différents actes de l'esprit jugeant spontanément et affirmant indubitablement sur le seul témoignage des sens, de la conscience ou de la raison. Il y a intuition dans l'esprit quand il y a évidence dans l'objet qu'il considère ; et nous tenons pour également légitimes les diverses formes d'intuition, malgré leurs différences, parce que nous tenons pour également valables les divers modes d'évidence directe par lesquels la réalité ou la vérité s'impose à l'esprit.