mardi 13 mars 2012

Quand la Tradition rejoint le monde du Rêve, par Moebius




Il suffit d’étudier un peu l’ésotérisme chrétien, pour s’apercevoir que tous les rituels sont truffés de micromessages qui, une fois dépliés, s’avèrent d’immenses symboles éternels, remontant, encore une fois, aux temps " chamaniques ". C’est ce que Guénon appelle la Tradition, qui représente l’ensemble des découvertes que l’humanité a faites à l’époque où tous ses " savants ", ses " hommes de connaissance ", ses " génies " focalisaient toute leur énergie et leurs milliards de neurones sur la perception et la description des relations entre le visible et l’invisible - et ceci à une échelle planétaire, puisqu’en ces temps-là, la séparation entre les mondes n’existait pour personne. Pour eux, la question de la mort et du passage, la nature du rêve et du corps de rêve, la voyance et le don d’ubiquité, tout cela faisait l’objet d’études hyper-intenses. Et je crois que Carlos Castaneda a raison de penser que le grand problême est venu de la collusion entre cette connaissance et le pouvoir organisé à grande échelle, le pouvoir d’Etat, qui a remplacé un autre " Etat " collectif, mais beaucoup plus vivant et plus libre, qui était constitué par le réseau mondial des rêveurs et de leurs onirismes. Les Etats, au sens moderne, ont détruit le vaste filet des corps de rêve en pleine action, tout en essayant d’en détourner le pouvoir.

J’ai eu ma période très écolo, et j’avoue que j’ai abandonné parce que ça devenait trop déprimant. 80 % des terres européennes sont prisonnières d’une folle fuite en avant technologique - à moins de les mettre en jachère pendant trente ans, elles sont condamnées. Cela dit, au fond de mon pessimisme et de mon désespoir, je me dis que nous allons vers une redécouverte de toute la nature, notamment par le biais des virus et des bactéries, qui seront à la base d’une nouvelle agriculture, d’une nouvelle technologie et d’une nouvelle économie. En fait, j’envisage avec un égal intérêt un éventuel retour de la lampe à pétrole et un grand bond en avant vers des technologies de plus en plus sophistiquées. C’est d’ailleurs une attitude générale chez moi : l’avenir le plus futuriste me passionne, mais jamais autant que lorsqu’il s’enracine dans un passé lointain. Aujourd’hui, si nous apprécions le bouddhisme tibétain, c’est parce qu’il prend sa source, quoi qu’on en dise, dans des formes chamaniques très anciennes - alors que son côté dogmatique et clérical me fatigue. Par contre, je me méfierais presque du bouddhisme zen, parce que sa modernité le rend facilement commercial...

Nous rêvons le monde à venir. Il me semble que, quel que soit l’angle d’approche, les artistes sont aux avant-postes. L’activité artistique, qu’elle soit musicale, littéraire, plastique... est en soi la mise en action d’un état de rêve lucide. Ainsi, dès que nous nous retrouvons devant une page blanche, un carré vide, un bout de papier nu, nous avons mis au point, en quelques siècles, un réflexe conditionné de mise en état de rêve - qui permet de passer du monde tridimensionnel de la perception, au monde bidimensionnel de la représentation.

Et de nouveau nous voilà confrontés à la loi de la réduction, voire de la privation sensorielle, qui semble indispensable à la transformation en mots de la réalité brute - en soi inaccessible, ineffable, divine... Comme si le divin devait forcément se réduire pour devenir accessible à l'homme et que nous, curieusement, nous devions nous réduire aussi, pour accéder au langage.

Et le simple fait de regarder le monde - de lui faire traverser la grille sélective de nos sens - est déjà, en soi, de l’art. Transformer le flux ininterrompu des perceptions en concepts et en mots, puis en "je", en "moi", est une création. Le monde se crée en permanence.


Moebius

Source et l'interview en entier :
http://www.cles.com/debats-entretiens/article/une-matinee-avec-un-aventurier-de-l-esprit

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