vendredi 9 septembre 2011

« MALADIE » : L’enfant persistant et le piège de l’arbre généalogique

Par Marianne Costa

Le site Plano Creativo m’a demandé de réfléchir sur les cinq mots les plus recherchés par les internautes. Parmi ces mots figure celui de « maladie ».


Dans le Tarot, la maladie est souvent représentée par l’arcane XII, le Pendu : accroché par un pied la tête en bas, les bras croisés derrière le dos, il incarne à la fois l’impuissance, l’arrêt, mais aussi la possibilité d’une réflexion approfondie et d’une rencontre avec soi-même.

Mais d’où vient la maladie ? Et qu’est-elle en réalité ?

Pour les traditions chamaniques, la maladie est toujours quelque chose qu’on nous a infligé (comme une malédiction), imposé (comme on jetterait des ordures), ou encore un incident de parcours (un malheur rencontré en route). Elle est en tout cas un élément extérieur à notre être essentiel, et ne fait fondamentalement pas partie de nous. Pourtant, nous avons tous l’expérience de nous être sentis identifiés à notre maladie (physique ou psychique), surtout lorsqu’elle nous met dans un inconfort ou une douleur extrême, au point parfois de menacer notre vie. La peur et la douleur sont très convaincantes, et il faut toutes les ressources de notre concentration, de notre sagesse et de notre capacité d’amour pour en arriver à considérer la maladie comme un maître qui nous renvoie à une nécessaire mutation.


Alors qui est malade ? Qu’est-ce que la maladie ? Une première piste nous est fournie par cette apparente boutade d’Alejandro Jodorowsky : « J’ai l’intention de vivre jusqu’à 120 ans si mon ego ne me tue pas avant ». Ce serait donc l’ego qui nous rend malade, qui nous tue, qui constitue le lieu d’ancrage de la maladie…

Mais qu’est-ce que l’ego dans la perspective de l’arbre généalogique ?

On peut aussi l’appeler « l’enfant persistant ». Cette formulation peut sembler surprenante dans un monde où le culte de l’enfant intérieur est monnaie courante. Mais il ne faut pas confondre l’enfant sain (c’est à dire la capacité d’un système nerveux en pleine croissance à apprendre, s’étonner, s’émerveiller, jouer, procéder par essai et erreur), qui représente en nous un réservoir créatif, et l’enfant malade (accablé par les interdictions et les ordres venus de l’arbre généalogique, blessé, et choisissant des solutions répétitives pour ne pas déplaire au clan avide de tradition) qui est la matrice de notre ego toxique.

La totalité des problèmes qui nous habitent, des conflits qui nous animent et des souffrances qui nous torturent peuvent être attribués à cet « enfant persistant » en nous, que les traditions spirituelles désignent comme l’ego ou le mental. Cette personnalité acquise, et donc illusoire, nous accompagne jusqu’à la mort, et il nous revient de la dompter, c’est à dire de lui enseigner à s’incliner avec amour et révérence devant notre être essentiel, libre, créatif et totalement aimant. Lorsque l’ego devient serviteur de l’être essentiel, l’enfant persistant cède la place à l’enfant sain et créatif. C’est alors que nous accomplissons notre « mission de vie », c’est à dire que nous exprimons la Conscience universelle de la manière unique qui est notre signature. En devenant menuisier, en peignant, en triomphant dans la haute finance, en élevant des enfants ou en posant des ongles en acrylique. Toute activité est sacrée quand elle émane de la personnalité authentique.


La dynamique de base que l’on observe dans l’arbre généalogique est précisément ce combat entre ces forces créatives, inédites, issues de notre Conscience essentielle, et la tendance foncièrement humaine à répéter le connu, à s’agréger au clan, et petit à petit, à ne plus vivre que par imitation. C’est en ce sens que « l’ego nous tue », en répétant les maladies de l’arbre généalogique, en appliquant de faux remèdes, en cherchant sans cesse dans un passé chimérique l’approbation des adultes qui nous ont élevés.

Les situations du passé se reproduisent à l’infini, sous des formes différentes, et notre tentation fondamentale (celle de l’enfant persistant) est d’espérer que la situation change sans avoir à changer nous-même. Par exemple : si je suis une femme qui a eu un père absent, je tombe amoureuse d’un homme absent et me conduis comme une petite fille délaissée, en espérant que cet homme va changer. Si je suis un garçon qui a eu une mère « sainte », méritante, sexuellement frustrée et castratrice, je risque de scinder ma vie amoureuse en deux, entre une épouse révérée et une maîtresse hypersexuelle, et de vivre dans une constante culpabilité, surmené et anxieux, incapable de réunir ces deux images de la femme. Des milliers de situations enfantines se reproduisent ainsi au cours de notre vie, engendrant des conflits, des tragédies, des cas de conscience, et nous donnant à chaque fois le sombre plaisir de revivre le même scénario.


Au bout d’un moment, n’en pouvant plus, nous demandons de l’aide : nous nous sentons « malade », nous souffrons psychiquement ou physiquement, et nous comprenons, dans un éclair de lucidité, que cette vie n’est pas la nôtre.

Mais là encore le problème est loin d’être résolu… Car en venant voir un thérapeute ou un guide spirituel, la plupart des gens demandent à être traités et aidés, mais ne veulent surtout pas guérir, c’est à dire qu’ils refusent d’entreprendre une mutation. Car muter, c’est perdre l’identité acquise, ce « moi » auquel nous nous accrochons jusqu’à la fin comme un bébé au sein de sa mère. La peur de la mort nous maintient dans la maladie. C’est ce que Freud appelait « le bénéfice de la maladie ». Reconnaître ce bénéfice conduit à la libération, et donc à la mutation.

Mais en quoi consiste la mutation? En une conscience implacable de nos projections, c’est à dire des ruses et des manifestations de cet enfant persistant, qui ne disparaîtra jamais mais dont l’influence en nous peut devenir moins impérieuse. Nous sommes tellement identifiés à nos désirs irréalisés, à nos sentiments négatifs, à nos pensées étroites et à nos limites matérielles que nous finissons par les prendre pour notre être essentiel. C’est le dernier piège de l’arbre, le plus puissant : la persistance tyrannique de l’enfant irréalisé qui se fait passer pour un adulte tour à tour offensé, énergique, rigide, compétent, colérique, paralysé par la culpabilité, séducteur, etc.

Lors d’un séjour à Hauteville, l’ashram d’Arnaud Desjardins, on m’a rapporté cette merveilleuse citation de Daniel Morin qui fut longtemps un collaborateur très proche d’Arnaud : « lorsqu’on se lève le matin, le disciple est fatigué mais le mental est en pleine forme ». Nous connaissons tous cet état d’indiscipline, de paresse essentielle qui nous empêche de faire ce que nous savons devoir faire. C’est un état où nous oublions volontairement que nous allons mourir, et nous nous comportons comme si nous avions toute la vie devant nous. On peut la paraphraser sur le plan psychologique : « l’adulte conscient est fatigué mais l’enfant persistant est en pleine forme ». Tel est l’état d’esprit qu’il faut traquer à chaque fois que nous nous laissons manipuler par les croyances, les sentiments négatifs, les frustrations et les peurs. L’enfant persistant trépigne, exige, refuse la réalité telle qu’elle est, il voudrait une baguette magique pour changer tout sauf lui-même.

Le rêve doré de l’enfant persistant serait de revenir en arrière et que, magiquement, les circonstances de son enfance aient changé. Il voudrait un papa et une maman parfaits, mais sans avoir à se prendre en charge. Evidemment cela n’arrivera pas. Alors, au lieu de nous réveiller, nous projetons tour à tour l’espérance de cette perfection parentale sur le reste du monde (amants, amis, maîtres, thérapeutes) puis nous explosons de colère, de désespoir ou de dégoût parce que l’autre nous a « trahi », « insulté », « déçu ». En réalité l’autre est tel qu’il est et fait ce qu’il peut. C’est à nous de grandir. Et pour ce faire, pour sortir du piège de l’arbre, la seule solution est de voir l’enfant persistant en nous.

Ce n’est pas un spectacle très ragoûtant : soudain on voit « cette colère m’appartient » ou encore « j’ai été agressif, manipulé par la violence de mon arbre » ou encore « j’ai une attirance irrésistible pour cette personne car elle peut me faire souffrir aussi bien que mon père le faisait », etc… Il est bien plus confortable, dans un premier temps, de vouloir des solutions toutes faites ou de désigner des coupables à nos difficultés. Et pourtant, on y prend goût. Un jour on en vient à remercier ceux qui font l’effort de nous renvoyer à nous-mêmes, un jour on apprend à se poser au calme, en face de toute manifestation compulsive, et à se regarder en face en se disant « c’est intéressant, voilà mon arbre qui se révèle à moi ».



Dans un tel état, l’arbre peut enfin être guéri, c’est à dire que l’on s’établit fermement dans la position de l’adulte conscient et que l’on devient le « fruit savoureux » qui nourrira le monde. Alors, même si l’ego nous joue un dernier tour et nous rend physiquement malade, nous vivrons cette maladie comme une aventure de plus : un voyage dont l’issue peut être la guérison physique, éphémère, ou une mort paisible, comme celle dont Arnaud Desjardins vient de nous faire l’inestimable cadeau en s’éteignant le 10 août dernier.


Marianne Costa

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